Edison Denisov (1929-1996) est l’une des figures majeures de la musique russe du XXe siècle. Après des études universitaires de mathématiques dans sa ville natale de Tomsk, en Sibérie, où tout lui présageait une brillante carrière de scientifique, il se lança sur une toute autre voie et entra en classe de composition au Conservatoire de Moscou. Les préceptes des sciences exactes exerçaient inlassablement leur influence sur l’art denisovien et il dira plus tard : « La musique est un art de la pensée logique ».

Le jeune compositeur entra dans l’histoire de la musique avec une œuvre éclatante de tous points de vue, la cantate Le soleil des Incas. Si, en Russie, sa création provoqua un grand scandale, l’œuvre sera la première de son auteur à être jouée en Occident: d’abord à Darmstadt, en 1965, où elle est présentée comme le pionnier sériel de la musique soviétique. La même année, à Paris, Pierre Boulez présenta Le soleil des Incas au public du Domaine musical. Depuis, la destinée de Denisov connait son ombre et sa lumière : pendant que sa Russie natale renie l’un de ses compositeurs les plus prometteurs, l’Europe amicale lance sa carrière internationale. Ainsi, déjà connu et reconnu en Occident, Edison Denisov est persécuté dans son pays, longuement interdit à la publication de ses œuvres, à l’enregistrement de disques et aux concerts officiels, et ce, jusqu’au milieu des années 1980.

Figure de proue sur le navire de l’avant-garde soviétique des années 1960, il a pris sur lui les coups de vagues les plus violents du régime au pouvoir. Rebelle, incorruptible, consciencieux et persévérant, il restait fidèle à lui-même à travers tempêtes et épreuves. Une force rare, presque mystique, l’habitait et le différenciait de tant d’autres.

Souvent accusé dans son propre pays d’être un musicien trop « occidental », Denisov est pourtant profondément rattaché à la tradition russe et à sa culture populaire. Il l’est de prime abord par sa formation car il étudia la composition avec Vissarion Chébaline, qui fut l’élève de Nicolaï Miaskovsky, lui-même disciple de Rimski-Korsakov et Glazounov. Jeune, Denisov voyagea dans le pays d’Altaï, en Sibérie, pour enregistrer les chants paysans authentiques. Nous en retrouvons l’empreinte partout dans son œuvre où les lignes mélodiques multiples viennent s’entremêler à la manière exacte de l’hétérophonie des chants russes. D’autres œuvres en témoignent de façon encore plus frappante, telles que Les Pleurs, qui restituent fidèlement l’ancien rituel funéraire, ou Histoire de la vie et de la mort de notre Seigneur Jésus Christ, les premières Passions en langue russe de l’histoire de la musique.

Leader incontestable, d’un charisme rare, Edison Denisov a rassemblé autour de lui de nombreuses personnalités, contribué au rapprochement entre les musiciens de différents pays, et fut en ce sens « européen » avant l’heure. Fervent défenseur de la musique russe contemporaine, Denisov a toujours œuvré pour la promotion de celle-ci en Occident. Ses contacts professionnels et amicaux furent très nombreux : Henri Dutilleux, Yannis Xenakis, Pierre Boulez, Paul Méfano, Francis Miroglio, Nadia Boulanger, Claude Ballif, Vinko Globokar, Gilbert Amy, Jean-Claude Eloy, François-Bernard Mâche en France, mais aussi Henri Pousseur, Luigi Nono, Luciano Berio, Luigi Dallapiccola, Luis de Pablo, Karlheinz Stockhausen, Helmut Lachenmann, George Cramb, Heinz Holliger, György Ligeti, Kazimierz Serocki, Zygmunt Krauze, sans nommer les divers interprètes et organisateurs.

Le travail avec des interprètes russes et occidentaux, compagnons fidèles d’expériences et de novations audacieuses, parmi lesquels les chefs d'orchestre Gennady Rozhdestvensky et Daniel Barenboïm, les pianistes Alexei Lyubimov et Jean-Pierre Armangaud, les violonistes Leonid Kogan, Gidon Kremer et Oleg Kagan, l'altiste Yuri Bashmet, les violoncellistes Natalia Gutman et Alexander Rudin, les flûtistes Aurèle Nicolet et Alexander Korneev, le hautboïste Heinz Holliger, les clarinettistes Édouard Brunner et Lev Mikhailov, les saxophonistes Jean-Marie Londeix et Claude Delangle, le bassoniste Valery Popov, le tromboniste Anatoly Skobelev, le percussionniste Mark Pekarsky, permit à Denisov de réaliser des opus virtuoses, répondant aux dernières trouvailles de technique instrumentale.

Au-delà du compositeur, de l’homme d’action et de l’organisateur, l’étendue de sa personnalité comprend une grande part d’activité pédagogique. Edison Denisov enseigna l’orchestration et la composition au Conservatoire de Moscou pendant presque quarante ans, entre 1959 et 1996, et est le seul de sa génération à former en Russie une véritable école de composition, rôle dans lequel il est comparable à Olivier Messiaen en France.

Le catalogue du Maître, fort de quelques 140 titres, contient une multitude de genres : de la musique instrumentale et vocale dont trois opéras, un ballet, deux symphonies pour grand orchestre, deux oratorios, un Requiem, quinze concertos pour instruments solistes, une quantité impressionnante d’œuvres de musique de chambre. S’y rajoutent les partitions pour plus de 30 spectacles dramatiques et plus de 60 musiques de films. On y remarque, à coté des œuvres à effectifs les plus ingénieux, de nombreux genres musicaux aux nominations « classiques » comme la symphonie, le concerto, la sonate et autres variations.

Son style, avant-gardiste, innovant et provocateur dans les années 1960, s’est ensuite apaisé, laissant place au lyrisme délicat et sensible, pour donner quelques éclats ultimes – expressionnistes, déchirants – dans les toutes dernières productions telles que la Seconde Symphonie de chambre ou encore la Symphonie n°2 pour grand orchestre.

L’évolution stylistique de Denisov révèle un parcours stable, sans rebonds ni écarts, mais sans cesse évolutif. Dans les années 1960, il s’est entièrement consacré à la musique de chambre. Il trouve son propre style, bien reconnaissable parmi tous, au début des années 1970, dont témoigne Peinture pour grand orchestre (1970).

Le crédo créateur de Denisov réside dans l’une de ses idées fétiches : « La beauté est l’une des notions essentielles dans l’art. » Son esthétique se définit aussi par trois autres constantes : lumière, ombre et mystère. Ces trois notions reviennent nombre de fois dans ses propos et dans la symbolique de ses œuvres. Au centre, le monogramme issu de son nom et prénom – E-D-Es (Mi-Ré-Mi bémol), représentant l’essence motivique de sa musique.

Au sein des années 1970 nait l’œuvre centrale de production denisovienne : l’opéra L’Écume des jours, d’après le roman de Boris Vian. Terminé en 1981, Denisov le considérait comme le meilleur qu’il n’ait jamais composé.

En 1980 nait le Requiem – un autre opus identitaire mais aussi confessionnal du compositeur : « En composant le Requiem, - dira-t-il, - je songeais à la croix que je porte dans ma vie ».

La dernière période de sa production, longue de 16 ans (1980-1996), se caractérise par une synthèse des techniques modernes permettant d’atteindre une liberté dans la création et le maniement du matériau sonore. La dernière décennie créatrice, 1987-1996, voit naitre des œuvres de grande envergure (en plus des deux opéras composés auparavant), à commencer par la Symphonie n°1 pour grand orchestre (1987) suivie par deux oratorios monumentaux pour solistes, chœur et orchestre : Histoire de la vie et de la mort de notre Seigneur Jésus Christ (1992) et Morgentraum (1993).

Edison Denisov était membre correspondant des Académies des Beaux-Arts de Bavière et de Berlin. Le ministère français de la Culture l’a nommé en 1986 Officier des Arts et des Lettres et il a reçu, en 1993, le Grand Prix de la Ville de Paris.

Texte : Ekaterina Kouprovskaia

Dates et événements:

1929 Naissance le 6 avril à Tomsk (Sibérie).

1945 Début d’études musicales au sein des Cours généraux de la formation musicale.

1946 Fin d’études à l’école (équivalent du baccalauréat). Il entre à la faculté de mathématiques-physiques à l’Université de Tomsk. En même temps, il entre à l’Etablissement d’Etat d’Enseignement musical.

1948 Début de correspondance avec Dimitri Chostakovitch.

1950 Fin d’études à l’Etablissement d’Etat d’Enseignement musical.

1951 Fin d’études à l’Université (diplôme avec mention d’excellence). Il entre en cycle de perfectionnement de l’Université.

1951 Entre au Conservatoire Supérieur de Moscou et abandonne les études à l’Université de Tomsk. Étudie la composition avec Vissarion Chébaline et le piano avec Vladimir Belov.

1954 Été : voyage dans la région de Koursk pour enregistrer des chansons populaires russes.

1955 Voyage dans l’Altaï, également pour des enregistrements du folklore.

1956 Fin d’études au Conservatoire. Admission à l’Union des compositeurs de l’URSS. Entre en cycle de perfectionnement du Conservatoire Supérieur de Moscou. Eté : voyage pour enregistrements folkloriques dans l’Altaï et dans la région de Tomsk.

1957 Épouse Galina Grigorieva, musicologue (plus tard - Professeur au Conservatoire de Moscou et Docteur en Histoire de l'art).

1959 Fin d’études en cycle de perfectionnement du Conservatoire de Moscou. Il commence à enseigner l’analyse puis l’orchestration au sein du même Conservatoire.

1960 Naissance de son fils Dmitri (aujourd'hui flûtiste).

1964 Création, à Leningrad, de la cantate Le Soleil des Incas sous la direction de Gennady Rozhdestvensky (partie vocale : Lidia Davydova).

1965 Création du Soleil des Incas à Darmstadt et à Paris, direction Bruno Maderna.

1965 Naissance de sa fille Ekaterina (aujourd'hui chef de chœur, professeur de théorie musicale et président de l'Association Edison Denisov).

1966 Publication de l’article « La nouvelle technique n’est pas une mode ».

1967 En janvier, lors de la tournée de l’Orchestre de la BBC à Moscou, il fait la connaissance de Pierre Boulez.

1968 Décembre : première des Pleurs (sur des textes folkloriques) pour soprano, piano et percussions à Bruxelles, soliste - Basia Rechistka.

1969 Septembre : création de DSCH pour clarinette, trombone, violoncelle et piano à Varsovie par l’ensemble Atelier de musique.

1970 Octobre : Première de Peinture pour grand orchestre à Weiz (Autriche) sous la direction d'Ernest Bour.

1971 Avril : création de la Sonate pour violoncelle et piano à Royan (France), interprétée par Pierre Pénassou et Maria Helena Barrientos.

1973 Mai : création du cycle vocal La Vie en Rouge sur des poèmes de Boris Vian, à Zagreb (Yougoslavie), soliste - Roswitha Trexler.

1975 Juin : première de Aquarelles pour 24 cordes à Paris, sous la direction de Daniel Chabrun.

1976 Mai : création du Concerto pour flûte et orchestre à Dresde (RDA) par Aurèle Nicolet, sous la direction de Hans-Peter Frank.

1978 Juillet : création du Concerto pour violon et orchestre à Milan par Gidon Kremer, sous la direction de Hubert Soudant.

1980 Création du Requiem à Hambourg. Chef d'orchestre - Francis Travis, solistes - Eva Csapo, Lutz Michael Harder.

1982 Publication du livre Les percussions dans l’orchestre moderne.

1984 Novembre : création du ballet Confession d’après Alfred de Musset au Théâtre national d'opéra et de ballet de Tallinn (Estonie, URSS).

1986 Publication du livre La Musique contemporaine et les problèmes d’évolution de la technique compositionnelle.

1986 Création de l’opéra L’Écume des jours, d’après Boris Vian, à l’Opéra Comique à Paris. Denisov est nommé Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres en France.

1987 Épouse Ekaterina Kouprovskaia, musicologue, Docteur en musicologie, Université de la Sorbonne (Paris IV).

1988 Création de la Première Symphonie pour grand orchestre, commande de l’Orchestre de Paris, par Daniel Barenboïm.

1988 Naissance de sa fille Anna.

1990 Denisov est élu président de l’Association de la Musique Contemporaine à Moscou. Naissance de sa fille Maria.

1990-1991 Invitation par Pierre Boulez à l’IRCAM où il compose Sur la nappe de l’étang glacé pour neuf instruments et bande magnétique.

1992 Histoire de la vie et de la mort de notre Seigneur Jésus Christ, oratorio pour ténor, basse, chœur et grand orchestre.

1993 Reconstruction et orchestration de l’opéra de Claude Debussy Rodrigue et Chimène, créé à l’occasion de l’inauguration de l’Opéra de Lyon en 1993.

1994 Juillet : grave accident de voiture près de Moscou. Rapatrié à Paris.

1995 Denisov termine l’opéra inachevé de Franz Schubert Lazarus (il termine le deuxième et écrit le troisième acte). Première à Stuttgart sous la direction de Helmuth Rilling.

1996 Compose la Deuxième Symphonie pour grand orchestre, le Concerto pour flûte et clarinette et Avant le coucher de soleil pour flûte-alto et vibraphone.
Décès à Paris le 24 novembre. Inhumé au cimetière de Paris-Sud-Saint-Mandé.

Photos : issues des archives personnelles de la fille du compositeur, Ekaterina.

1948, étudiant à l'Établissement national d’enseignement musical de Tomsk.

1948, étudiant à l'Établissement national d’enseignement musical de Tomsk.

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Extrait d'une des lettres de D. Chostakovitch à E. Denisov  22 mars 1950, Moscou "Cher Edik. Vos compositions m'ont étonné. Si vous n'avez pas de formation musicale élémentaire, il est tout simplement étonnant de voir à quel point vous êtes capable …

Extrait d'une des lettres de D. Chostakovitch à E. Denisov
22 mars 1950, Moscou


"Cher Edik. Vos compositions m'ont étonné. Si vous n'avez pas de formation musicale élémentaire, il est tout simplement étonnant de voir à quel point vous êtes capable de composer de manière relativement solide, d'un point de vue professionnel. Mais en tout cas, permettez-moi de vous demander une fois de plus de répondre aux questions suivantes :
1. quel type d'éducation musicale avez-vous ? (connaissance de la théorie, du solfège, de l'harmonie, de l'instrumentation, etc.)
2. Jouez-vous bien du piano ?
3. Quel âge avez-vous ?
4. votre nom et votre patronyme.

Il y a beaucoup de choses dans vos compositions que j'ai beaucoup aimées. Il me semble que vous avez un grand talent pour la composition. Et ce serait un grand péché de le gaspiller. Bien sûr, pour devenir compositeur, il faut apprendre beaucoup. Et pas seulement le métier, mais beaucoup plus que cela. Un compositeur n'est pas seulement quelqu'un qui sait comment relier une mélodie et un accompagnement, et l'orchestrer assez bien. Il est probable que n'importe quelle personne ayant des connaissances musicales peut le faire. Un compositeur, c'est bien plus que cela. Vous pouvez très bien apprendre ce qu'est un compositeur en étudiant le plus riche héritage musical que nous ont laissé les grands maîtres. Peut-être que vous et moi pourrons nous rencontrer et discuter de tout cela, même si je dois vous avertir que je suis un mauvais interlocuteur. Il y a quelque chose dans vos œuvres qui me donne confiance en votre talent de compositeur. Je ne pourrai pas analyser pourquoi. Je me fie à mon sentiment, ou plutôt, au sentiment de votre musique. J'aimerais quand même vous dire quelques mots sur vos compositions..."

Cliquez pour lire la lettre en entier

Dmitri Chostakovitch joue ses Préludes et Fugues au Conservatoire de Moscou, 1953.

Dmitri Chostakovitch joue ses Préludes et Fugues au Conservatoire de Moscou, 1953.

1967, première rencontre avec Pierre Boulez à Moscou.

1967, première rencontre avec Pierre Boulez à Moscou.

Edison Denisov à Pierre Boulez (carte postale) Moscou, 13 mai 1967

Edison Denisov à Pierre Boulez (carte postale) Moscou, 13 mai 1967

Les "Sept de Khrennikov" sont un groupe de sept compositeurs soviétiques qui ont été sévèrement critiqués lors du VIème Congrès de l'Union des Compositeurs en novembre 1979 dans un discours de Tikhon Nikolaevich Khrennikov. Au cours des années suiva…

Les "Sept de Khrennikov" sont un groupe de sept compositeurs soviétiques qui ont été sévèrement critiqués lors du VIème Congrès de l'Union des Compositeurs en novembre 1979 dans un discours de Tikhon Nikolaevich Khrennikov. Au cours des années suivantes, leurs noms ont été mis sur une liste noire par la radio, la télévision et les organismes de concerts. Ces compositeurs ont été officiellement rejetés : Edison Denisov, Elena Firsova, Dmitry Smirnov, Alexander Knaifel, Victor Suslin, Vyacheslav Artyomov, Sofia Gubaidulina.

1991, Chicago - Première américaine de la Symphonie n°1, sous la direction de Daniel Barenboim.

1991, Chicago - Première américaine de la Symphonie n°1, sous la direction de Daniel Barenboim.

G. Rozhdestvensky était non seulement le premier interprète de nombreuses œuvres de E. Denisov, mais aussi un ami du compositeur.

G. Rozhdestvensky était non seulement le premier interprète de nombreuses œuvres de E. Denisov, mais aussi un ami du compositeur.

Opéra "L'écume des jours" d'après Boris Vian (1981). Drame lyrique en 3 actes et 14 tableaux. Livret d'Edison Denisov Création mondiale : 15 mars 1986, Paris, Opéra-Comique Mise en scène : Jean-Claude Fall ; direction musicale : John Burdekin Crédit…

Opéra "L'écume des jours" d'après Boris Vian (1981). Drame lyrique en 3 actes et 14 tableaux. Livret d'Edison Denisov
Création mondiale : 15 mars 1986, Paris, Opéra-Comique
Mise en scène : Jean-Claude Fall ; direction musicale : John Burdekin
Crédit photo : Michel Szabo

Le Ministère français de la Culture a nommé Edison Denisov en 1986 "Officier des Arts et des Lettres", et il a ensuite reçu le "Grand Prix de la Ville de Paris" en 1993.

Le Ministère français de la Culture a nommé Edison Denisov en 1986 "Officier des Arts et des Lettres", et il a ensuite reçu le "Grand Prix de la Ville de Paris" en 1993.